"Tira Lenso" ("respirer" en provençal) est un poème visuel et sonore, une ode queer, féministe et enchantée adressée à Marseille et à ses enfants, qu’iels soient d’ici ou d’ailleurs.
Pour ce projet à quatre mains, l’artiste textile Delphine Dénéréaz et le photographe Robin Plus ont assemblé une multitude d’images, de symboles, de sons et de personnages glanés aux interstices des cultures alternatives et populaires de Marseille et de ses différentes communautés. Ce flux dessine un récit collectif et sensible, qui n’est pas sans rappeler les cadavres exquis réalisés par les surréalistes lors de leur passage dans la ville au début des années 1940.
Les œuvres présentées − installations vidéo et sonores, tapisseries et photographies − coexistent au sein d’un paysage ambivalent composé d’objets urbains. Ces derniers évoquent autant les rebuts architecturaux d’un terrain vague ou d’un chantier, que le souffle transgressif et libérateur d’une rave party qui en prendrait possession. L’ensemble tend à révéler le lien affectif et intime qui unit une ville en plein bouleversement avec une frange de sa jeunesse, bien décidée à y vivre intensément, ne serait-ce que par la force des songes.
L’exposition s’ouvre sur une installation vidéo immersive réalisée par les deux artistes en collaboration avec le musicien Stélios Lazarou. Elle présente une série d’entretiens réalisés par Robin Plus avec 10 jeunes Marseillais·e·s. Souvenirs et anecdotes de soirée, rêves de fête idéale, fantasmes d’after... Ces différentes histoires – réelles et imaginaires – se rejoignent par le jeu du montage pour n’en constituer qu’une, un récit confluent mis en son et en musique par StéliosLazarou, puis en images par Delphine Dénéréaz dans deux grandes tapisseries en trompe l’œil. Les différentes textures – vidéo, vocale, sonore, textile – se superposent pour constituer un seul et même paysage halluciné, un seul et même voyage vers une nuit marseillaise utopique et baroque, qui ne semble jamais se finir.
La suite de l’exposition est rythmée par un panorama photographique réalisé par Robin Plus, composé exclusivement d’images réalisées entre 2020 et 2021 à Marseille. Des photographies intimes fixées à même le mur alternent avec de grandes compositions prises entre des plaques de plexiglas. L’artiste y montre le chaos et l’hyper-masculinité de la ville, contrebalancés par des portraits statutaires de figures de la culture queer et alternative de Marseille, inspirés à la fois de l’iconographie de la Renaissance italienne et des représentations des icônes pop des années 2000.Irrigués par un sentiment de fête, de quiétude et de métamorphose,les traits de la ville s’adoucissent sous le regard de l’artiste ; elle se transforme en décor de théâtre, en peinture classique, en champ d’expression onirique.
L’espace est entravé par une grande barrière que Délphine Dénéréaz a tissée sur place. Objet de délimitation des zones urbaines en transition, ou de contrôle des foules à l’entrée des fêtes et des festivals, elle évoque autant une frontière que la promesse ardente d’un échappatoire, d’une éclosion. Les motifs floraux qu’elle arbore font écho à une autre œuvre située à proximité : un morceau de grillage sur lequel s’épanouissent des végétaux, comme ceux qui envahissent les terrains vagues et délaissés. Ces herbes folles semblent vouloir s’échapper du support auquel elles sont accrochées, à l’image d’une jeunesse avide de liberté, qui ne demande qu’à jaillir après de longs mois d’enfermement et de privation. Les deux œuvres – entre tapisserie, ready-made et sculpture – illustrent la volonté de l’artiste de s’émanciper du métier à tisser, en créant des pièces à partir de matériaux qui offrent une trame par nature. Plus loin, une tapisserie touffue et aérienne en suspension. Réalisée selon la technique du point noué, où d’épais tissus récupérés aux quatre coins de la ville remplacent le traditionnel fil de soie, elle incarne littéralement la volonté d’exubérance de la jeunesse marseillaise, convoquée ici par divers symboles, du smiley au logo de l’OM. Enfin, un filet de chantier entièrement tressé proclame dans une ultime explosion plastique : « Laissez-moi danser ».
L’exposition se conclut par une alcôve, une grotte marine, dans laquelle est présentée la vidéo SuckThe Blue de Robin Plus, réécriture contemporaine du clip iconique de You Are My High, l’hymne club de Demon sorti il y a vingt ans. L’artiste met en scène un face à face amoureux, un baiser langoureux, contrarié par la présence ironique d’une voiture de police miniature. Ce geste politique,sensuel et pacifiste a été pensé par l’artiste dans un contexte – toujours actuel – de pandémie mondiale, de distanciation physique, et de lutte des minorités raciales et de genre contre les violences policières et les rapports de domination.
Une longue apnée avant de reprendre enfin notre respiration, mais tout va bien, il nous reste encore du souffle.